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Lac Victoria, on savait

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> Down to Earth, 15 septembre 1996

Le film documentaire Le Cauchemar de Darwin vient tout récemment de jeter une lumière crue sur l’industrie de la perche du Nil autour du lac Victoria. Mais le problème n’est pas nouveau : témoin cet article publié dans Down To Earth en 1996.

La perche du Nil, qu’on a introduite dans le lac Victoria avec les meilleures intentions du monde, est en train de dévorer ce splendide plan d’eau. Le deuxième lac d’eau douce du monde par sa superficie est dans un piteux état. Voici que dans ce magnifique écosystème de nouveaux hôtes sont à l’œuvre et qui pourraient bien mettre sérieusement en danger les moyens d’existence des populations locales. Cela concerne tous les Etats riverains : Kenya, Ouganda, Tanzanie. Et le problème est multiple : modification de la chaîne alimentaire, disparition de certaines espèces, anoxie, eutrophisation, pollution, surpêche, prolifération de la jacinthe d’eau, activités humaines.

C’est avec l’introduction de la perche du Nil (Lates nilotica), une espèce prédatrice vorace, fauteur bien connu de déséquilibre écologique, que les choses ont commencé à mal tourner : disparition de certaines espèces, modification de la chaîne alimentaire et du flux énergétique. La pêche du Nil a été introduite dans le lac, côté ougandais, en 1962-63. Ce poisson peut peser jusqu’à 100 kg.

L’administration coloniale

Le désastre qui est en train de s’étendre plus avant en Afrique de l’Est trouve son origine dans les grosses erreurs commises par les experts du temps des colonies. Au début le problème écologique restait confiné dans les cercles fermés des universitaires et spécialistes divers. On en parlait dans des conférences locales et internationales. Ceux qui avaient introduit cette espèce dans le lac Victoria considéraient cela comme un cadeau aux trois pays riverains qui accédaient à l’indépendance. On allait désormais profiter d’une espèce plus productive, contrairement à l’espèce locale, appelée Mbuta. La nouvelle venue trouverait pour se nourrir une multitude de petits poissons présents dans le lac, et elle fournirait en abondance des protéines bon marché aux populations riveraines et aux habitants des grandes villes comme Nairobi, Mombasa, Dar-es-Salam. Les agents de l’administration coloniale qui conduisaient ce projet cherchaient à lutter contre la malnutrition, notamment les carences en protéines animales, tout en dynamisant le commerce local et international et en encourageant la pêche récréative pour touristes sur ce vaste plan d’eau.

Le rêve est devenu cauchemar. Selon les spécialistes de l’Institut de recherche maritime et halieutique du Kenya (KEMFRI), la voracité de la perche du Nil a déjà provoqué la disparition de plus de 300 espèces d’Haplochromines, rares mais endémiques dans cet environnement. Le tilapia indigène (Oreochromis esculentis) a subi le même sort, et c’est la même chose pour le poisson chat, le lungfish (Protopterus aethiopicus) et certains saumons qui ont disparu dans beaucoup d’endroits du lac. Les spécialistes, de l’Institut des pêches de l’Ouganda (FIRI), par exemple, affirment que la perche du Nil est devenue cannibale là où les espèces proies avaient disparu.

Le plein de problèmes

La disparition du saumon indigène a été accélérée par des nouvelles méthodes de capture utilisées sans discernement (filets maillants, chaluts), sans égard pour le poisson en route vers les frayères dans les cours d’eau qui se déversent dans le lac. Plusieurs de ces rivières qui servent aussi de nourricerie pour les juvéniles sont touchées par la pollution car elles recueillent les effluents urbains et industriels des grandes agglomérations. Et on y retrouve aussi des traces de pesticides et de fongicides provenant des plantations de thé, de café, coton, canne à sucre. La destruction de la végétation dans les zones humides du pourtour du lac (c’est le cas du papyrus notamment) a également eu un impact négatif sur la survie du poisson.

La disparition des Haplochromines a eu des conséquences très fâcheuses. Ces poisons se nourrissent d’algues et de phytoplancton. Les experts observent que la prolifération de l’algue bleu-vert (qui suit mécaniquement la diminution des haplochromines) provoque une baisse de la concentration d’oxygène dissous, ce qui entraîne des modifications de la chaîne alimentaire. Avec la forte augmentation des nutriments (zooplancton, phytoplancton, détritus de toutes sortes), la demande biochimique en oxygène s’accroît du fait du processus d’oxydation et décomposition des matières organiques par les bactéries. Et c’est ainsi que l’on voit souvent apparaître en divers endroits du lac d’énormes quantités de poissons crevés à cause de l’anoxie des eaux.

A ces maux est venue s’ajouter l’envahissante jacinthe d’eau. Côté ougandais, elle est arrivée du Rwanda par le fleuve Kagera. Ce pays a fait appel aux Pays-Bas pour lui fournir du matériel adapté afin de contenir sa progression. Mais ça n’a pas marché : cette plante est en train d’envahir la source lointaine du Nil, près des chutes Owen, là où se trouve la principale centrale hydro-électrique de l’Ouganda. Le mal a atteint le Kenya et la Tanzanie et les pêcheurs ont du mal à toucher terre à cause de cet encombrement du plan d’eau. On attribue encore à la prolifération de la jacinthe d’eau l’augmentation des escargots vecteurs de larves à l’origine de la bilharziose.

On peut dire que les efforts consentis pour réparer les dégâts et sauver de la perdition de nombreuses espèces de poissons n’ont pas été très vigoureux. Les spécialistes locaux et leurs collègues anglais et américains estiment qu’on pourrait à l’avenir réintroduire certaines espèces en mettant en œuvre des programmes d’élevage avec la participation des populations concernées.

Il faut remarquer que certains programmes de développement ont eux-mêmes contribué au recul de la biodiversité halieutique. Ainsi, l’Autorité pour le développement du bassin du lac Victoria au Kenya, appuyée par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), a procédé à l’assèchement des marais et zones humides pour la culture du riz et de la canne à sucre. Les spécialistes du KEMFRI font remarquer que ce projet a entraîné dans le lac principal la destruction d’habitats tout à fait essentiels pour le poisson. Dans ces espaces, il y avait des petits lacs. Et les canaux de drainage ont permis à la perche d’étendre encore plus avant son domaine.

Tant pis pour les gagne-petit

Il y a quatre ans, les ateliers de transformation du poisson à Nairobi étaient contents de voir arriver des femmes avec enfants à la recherche des déchets « bon marché » en provenance des tables où les ouvrières prélevaient les filets de perche destinés à l’exportation ou au marché national. La règle non écrite était que les restes (tête, queue, arête avec quelques raclures de chair) étaient cédées gratuitement à celles qui avaient attendu jusqu’à la pause déjeuner de 13 h. Celles qui ne voulaient pas attendre payaient près d’un demi-dollar pour emporter ce qu’elles pouvaient dans un sac de 50 kg.

On mangeait de plus en plus de poisson au Kenya, mais le consommateur ne faisait pas attention à ces nouvelles entreprises qui exportaient la perche car le poisson en général était encore la source de protéines animales la moins chère. On avait une perche entière pour moins d’un demi-dollar, un filet pour un peu moins d’un dollar. A partir de 1996, l’évolution a été brutale. Le prix du poisson a été multiplié par quatre ou cinq. Un kilo de filet sorti des ateliers se vend aujourd’hui environ 4 dollars. Même le salarié bien payé de la capitale a du mal à s’approvisionner à ce prix.

Cette évolution est également perceptible dans d’autres régions de l’Afrique de l’Est. La cause est facile à déceler. La demande de perche du Nil sur les marchés d’Europe et du Moyen-Orient (Israël, Egypte notamment) a fortement progressé : Israël en importe pour plus de 10 millions de dollars. On avait introduit la perche du Nil dans le Lac Victoria afin d’améliorer le régime alimentaire et le niveau de vie des millions de gens de cette région. Et voici que cela devient un facteur de pauvreté et d’exploitation.

Les camions frigorifiques et les courtiers des usines emportent à vil prix le poisson débarqué. Les pêcheurs ne sont pas équipés pour stocker leur production, dont ils doivent se défaire au plus vite. Le directeur du KMFRI, Ezekiel Okemwa, estime que les prélèvements dans le lac Victoria représentent environ 600 millions de dollars par an. Mais il ne faut pas se tromper : pour les 35 millions de personnes qui vivent autour du lac, pour ceux qui vivent directement ou indirectement de la filière pêche, c’est au contraire la pénurie et la pauvreté qui progressivement se sont installées.

Le plus préoccupant, y compris pour les pêcheurs, c’est la catastrophe écologique qui s’est enclenchée. Il faudra bien une dizaine d’années d’observations approfondies pour appréhender sa nature exacte. On va débloquer de très gros sous (50 millions de dollars de la Banque mondiale, par exemple) pour sauver le lac. Mais des gens bien informés sont d’avis que cela servira surtout à l’organisation de conférences interminables et à la rédaction d’études et de rapports qui se répètent. Comme les experts locaux et internationaux seront les seuls personnes autorisés à se porter au chevet du malade, il paraît déjà évident que le problème de la paupérisation des populations riveraines, de la déstabilisation de leurs moyens d’existence sera minimisé. Pour que puisse guérir le lac Victoria, il faut au contraire, et dès à présent, que les premiers concernés participent pleinement à la thérapie.

document de référence rédigé le : 15 septembre 1996

date de mise en ligne : 12 avril 2006

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